vendredi, octobre 30, 2015

Ravissements -- Ryad Girod

"Qu'avons-nous voulu en parlant ?"

Je crois n'avoir jamais autant apprécié un début de roman. Ses premières lignes sont saisissantes, tout en simplicité pourtant. Dès les premières pages, on sait que l'on a affaire à un texte magnifique, on se sait être en plein cœur du Beau. Heureusement, me suis-je dit dès la deuxième page, que c'est un récit court.
 La densité et la force esthétique de ce texte sont telles qu'il m'aurait été difficile de tenir sur plusieurs centaines de pages, non pas par manque d'envie, mais parce que cela aurait été une expérience bien trop insoutenable sur la durée. Le fait même que l'auteur se soit arrêté au bout de ces quelques cent trente pages montre d'emblée sa justesse, sa précision dans la composition.
 Et quelle composition ! Les phrases s'étirent, se déploient, nous prennent dans leurs ondulations et nous laissent là, confus, hébétés, mutiques.
Elles semblent vouloir endiguer la maladie qui menace le narrateur, cette maladie qui le prend, comme un comble dès les premières lignes, alors qu'il cherche ses mots, et qu'il ne les trouve pas, et qu'il reste comme penaud devant ses collaborateurs au Département national de ... linguistique. 

"Qu'avons nous voulu en parlant ?" 

Les mots me manquent pour dire la beauté de ce texte. A l'image du narrateur qui perdant la parole, perdant la langue, ne fait alors plus qu'un avec les choses, dans un idéal rousseauiste, dans une adhésion mystique, ce livre, ses mots portent une charge tellement lourde, tellement compacte, qu'on ne peut l'assimiler, le comprendre qu'en ne faisant plus qu'un avec lui. Les réflexions sur le temps, sur l'étant, sur le dire et le croire sont à chaque fois justes, bouleversantes, révélatrices.

"Qu'avons nous voulu en parlant ?" 

La perte du langage entraîne la perte des repères, dans un premier temps, le monde devient flou, ses contours flottants, tout est masqué, à l'image de cette ville jamais nommée, à peine devinée, et dont les formes sont peu à peu ensevelies sous cette couche de sable venu du désert, entraîné par de fortes bourrasques. Bourrasque. Un livre qui fait l'effet d'une bourrasque.


L'expérience ultime de cette lecture est celle de la folie, le fou qui perd ses mots, le fou qui perd la notion du temps, le fou qui se répète. La folie est le rythme de ce récit. Le fil de la folie nous conduit à travers les méandres de cette perte de la parole et du sens, et de ces spectacles fantasmagoriques, qui nous donnent à voir l'invisible, dans cette tentative de dire l'indicible. 
Qu'est-ce que le réel, sinon de l’irréel en puissance, sinon cette effectivité surréelle, cet irréel qui devient vrai. Récit du décrochage linguistique et réaliste, un récit qui me fait penser aux univers de Kafka mais aussi à ceux des œuvres de l'Extrême-Orient, récit écrit en français par un professeur de mathématiques d'Alger. Récit traversé par des influences, des savoirs, des concepts divergents, unifiés par la justesse du rythme, rendu universel par là-même.  

"Qu'avons nous voulu en parlant ?" , cette interrogation hante le livre, et nous laisse face au néant, au gouffre sans fond du silence. Il n'y a pas de sens au sens. 



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