dimanche, janvier 17, 2016

En finir avec Eddy Bellegueule -- Edouard Louis

J'avais croisé son livre, il y a bien deux semaines, et lu la première page. Violent. Coup de poing. Cependant, je l'ai reposé. Je ne me sentais pas prête, il était trop tôt, la première scène était trop violente.

Puis j'ai croisé son visage et sa voix dans "La Grande Librairie" (l'émission) qui présentait son nouveau roman, au titre d'essai, Histoire de la violence.
D'abord son histoire, qu'il raconte avec tellement de distance, tellement de mesure, qu'à cet instant  je doute qu'elle soit vraie. Les mots sont posés : viol, tentative d'homicide. Mais aucun voyeurisme. Puis la narration de son nouveau roman - autobio ? autofiction ? est-ce vraiment important ? - qui entrelace les voix, et puis ces langues qu'on entend, celle de la rue, celle de la littérature, celle d'une France lointaine. Il dit quelque chose comme, avant d'écrire, il faut se demander ce que la  littérature a laissé de côté. 
Alors, je n'hésite plus, le lendemain je retourne à la librairie et j'achète son premier livre. 

Qui pourrait se lire d'un trait, s'il ne fallait pas s'arrêter pour travailler ou regarder devant soi pour éviter certains poteaux.

Tout d'abord, horrifiée, mon Dieu, mais c'est comme ça qu'ça pense par là-bas ? Horrifiée, mais emportée par un style si concis, si condensé. Je n'ai jamais lu quelque chose de si crû, de si franc, tout à la fois, de si doux.
C'est son histoire qu'il raconte, c'est son nom - Eddy Bellegueule- et son passé qu'il retrace, pour en finir une bonne fois pour toutes. Tout ce qu'il n'a pas su dire à ce moment-là, toutes les fois où il a tout gardé en lui, tous ces moments de résistance silencieuse, complice, il les rejette contre sa famille, contre sa communauté.

Les traits peuvent paraître grossis, on espère qu'ils le sont.

Tout y est exposé, toute la misère culturelle et matérielle que peut atteindre une communauté qui vit crispée entre soi,  de telle sorte qu'arrive un moment, où l'on est gênés. On se demande comment un tel livre peut être perçu, on se met à la place des parents, des frères, des voisins. Ne va-t-il pas un peu trop loin ? Pourtant, je suis la première à dire que la littérature permet tout, qu'en tant que lectrice, j'en ai rien à faire de la vie, des émois de l'auteur, encore moins de ceux de sa famille. Mais je me sens touchée.
J'admire peut-être ce cran de pouvoir tout cracher à la gueule de ce qui nous a fait grandir - rejeter son nom et sa terre. Le portrait qui est fait de la province profondément étroite est très sévère. Embarrassant. On se sent parfois voyeur, et je ne voulais pas tomber dans la complaisance, jugée cela depuis la grand'ville. Je me suis forcée à prendre du recul. J'y ai aussi entendu toute la bêtise que je rencontre dans d'autres communautés, éloignées de la France ou plus proches de Paris. Ces raccourcis de l'esprit. Ces absurdités. Ces phrases sexistes et racistes qui se distillent. L'auteur leur règle leurs comptes. Il les ridiculise.

"Ah bah oui, qu'est-ce que tu veux, un homme c'est violent, hein, c'est à la femme de l'adoucir ! "

"Bah, les filles, vous croyez encore au prince charmant ?"

"Il a trompé sa femme ! Faut dire elle faisait aucun effort pour le garder ! Un homme on le prend par le ventre, on lui fait de bons petits plats."

Grandir homosexuel dans une société qui ne veut pas de vous, c'est un peu comme grandir femme : humiliations, insultes ou dans le meilleur cas chacun se croit permis de vous dire ce que vous devez faire.Ces souffrances que l'on peut vivre quand on n'est pas comme les autres, mais qu'on aimerait l'être. Se sentir acceptés. C'est la violence de la société, de toute société quand elle nous contraint à être homme telle qu'elle l'entend, à être femme telle qu'elle le désire. Combien de fois, enfant, j'avais rêvé d'être un petit garçon en grandissant et en comprenant que je n'aurai jamais la liberté des cousins ? Combien de fois Eddy a rêvé de "guérir" (c'est le mot qu'il emploie) et d'aimer les femmes ? Cette transformation, ce processus d'intégration, d'assimilation, de pulvérisation de soi. Edouard Louis le dit si bien. Comme on est conditionnés, à la peur, à la peur de l'autre. A rejeter l'autre pour être soi-même accepté.

J'ai lu la même semaine, un essai sur l'école qui s'intitule La Fabrique des garçons, qui montre bien comme le système tel qu'il est reproduit la violence des pères, et cette volonté de se montrer mâle face à ses pairs qui poussent le garçon, dès l'enfance, à reproduire la violence, à braver les règles et les interdits et l'usinage faisant, à devenir homme et père à son tour. Synchronicité plaisante.


Pour en revenir au livre d'Edouard Louis, j'ai eu beaucoup de mal à écrire un billet à ce sujet. Son style est si particulier, si épuré, que j'avais peur de l'entacher. De tomber dans l'analyse autofictionnelle de son oeuvre, ou encore dans l'étalage des misères d'Eddy B. C'est de la violence à l'état brut, c'est-à-dire sans détours, sans gros sons et lourdes machineries. Des mots simples, qui ne passent par quatre chemins et qui finissent par broyer tous les mots violents qu'on lui assénait. Il nous fait vivre sa torture, nous faire voir ce qu'on ne veut pas voir. Une expérience sensible. Cette première page, où je sentais les mots couler sur ma propre bouche.
Et puis ses parenthèses, parfois, dans lesquelles il commente ce qu'il écrit, des moments où le texte respire, où on se rend d'autant plus compte du poids de son histoire.

En finir avec Eddy Bellegueule, pour en finir avec un passé infernal, pour en finir avec des principes déshumanisants, pour en finir avec le règne du mâle dominant, pour en finir avec la violence contre l'autre et contre soi.

Hâte de suivre son oeuvre.



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