dimanche, avril 09, 2017

L'insoutenable légèreté de l'être -- Milan Kundera


Un objet difficile à saisir. Il m'est rarement arrivé de me dire à chaque chapitre, tiens celui-ci raconte un bout de ma vie. Un hasard ? Kundera dira que non.
Chaque chapitre est en soi un petit univers. J'ai un peu cette impression de pouvoir lire dans n'importe quel sens.

Le tout débute par quelques questionnements, le léger et le pesant, autour d'une relation naissante, et puis assez rapidement, nous arrivons à l'essoufflement de la relation. Il nous raconte cet hasard de la rencontre, pourquoi et comment l'un et l'autre se retrouvent à partager leurs vies. On a le point de vue de l'homme, Tomas.
Puis la même histoire de nouveau, cette fois à travers le regard de la femme. Tereza.
Le roman se construit de façon cyclique, on avance puis on recule, les mêmes histoires, mais des points de vue différents.
Des histoires qui se superposent, du quotidien et de l'exceptionnel : derrière, et de manière interstitielle, est posée la trame du Printemps de Prague.  Les questions de l'engagement, de la trahison, des valeurs et de la possibilité de les rejeter.

Il se permet tout, d'arrêter son histoire et faire entendre son raisonnement, justifier ses choix, expliciter les raisons qu'on n'a pas le temps, ni le recul nécessaire - ni la lucidité de kundera- d'expliciter dans notre quotidien.
En continu, sa voix, comme une voix off, qui vient éclairer les ressorts psychologiques, métaphysiques et métalittéraires -philosophiques - de l'intrigue, des personnages. On fait du sur-place. Il nous dit ce qu'il fait et tout est symbole.  Les lectrices qui raffolent de citations, qui en ont noirci un, deux carnets tout plein, ne peuvent être qu'embarrassées par ce roman, puisque chaque phrase est une citation, une maxime, une découverte de vérités.


Bien que ce ne soit pas le but de ce blog, de trop jargonner, je ne peux pas ne pas clarifier un tout petit peu la théorie du roman de Kundera. Disons que pour lui, c'est d'abord un laboratoire dans lequel il examine des échantillons de possibilités d'existence. Un personnage est un "ego expérimental" que l'on examine au microscope, comme dans un vrai laboratoire, on isole un échantillon d'un élément naturel à observer, on lui recrée un univers artificiel dans lequel il peut évoluer et on note toutes ses évolutions. "La seule morale du roman c'est la connaissance. ". La découverte de vérités existentielles.

Il y a tout dans ce roman, la vie en son entier. Il semble raconter ta vie, la mienne. De manière précise, chirurgicale. Thérapeutique ?

Il y a une forme d'espoir, dans cette oeuvre, bien paradoxale. Une initiation qui dépasse le kitsch de la société et de l'humain, déconstruit le divin, atteint l'animal. Dans cet ordre exactement.

Il se permet tout, c'est presque insultant, révoltant. Une mise à nu totale de l'humanité.
Révoltant, et bien sûr on pense à Camus. Mais je ne connais pas assez bien Camus pour pouvoir peser de manière pertinente les deux opinions. Peut-être pouvons-nous dire que Kundera dépasse un peu la pesanteur de l'Etranger en soutenant à bout de bras cette légèreté.
Je ne serais pas étonnée de trouver une étude comparée sur le sujet. Si elle n'existe pas, il faut se relever les manches. 

Il se permet tout parce que c'est les possibilités du roman qui sont utilisées jusqu'au bout. C'est un essai philosophique, un conte lourd de symboles, ... c'est un roman où l'histoire est secondaire, un prétexte. Aussi légère que la morale est pesante - la morale, c'est-à-dire la connaissance.

vendredi, mars 31, 2017

Les Armoires vides -- Annie Ernaux

J'avais déjà lu du Ernaux - feuilleté La Place, lu le dernier -Mémoire de fille - pas emballée, pourtant l'une des influences d'Edouard Louis.

Et puis l'actualité, le raidissement des mentalités, l'étroitesse des esprits et le cri aux cuisses fermées, la peur de te retrouver dans cette situation m'a plongée dans l'urgence de le lire.

Et puis là, les premières pages, texte essentiel, évidemment. 
Les Armoires vides, d'abord l'histoire d'une femme qui avorte, surtout l'histoire d'une femme qui
accouche - psychanalyse de l'enfance - dans la douleur, de ses mémoires de petite fille déchirée entre deux mondes, souffrant de la petitesse de la condition de ses parents - qui réalise en fréquentant les petites bourgeoises de l'école que ses parents peuvent lui payer grâce à leur bar-épicerie, qu'elle n'est pas de leur monde. La perte de l'innocence a lieu à ce moment précis où elle passe de Ninise, reine du quartier, princesse entourée par ses courtisanes, des filles d'ouvriers, au royaume des aveugles, le borgne n'est pas à plaindre, à Denise Lesur, fille d'épiciers rustres - l'argent n'achète pas la classe -et mal dégrossis.
Engrossée, elle finit par l'être, par les bourgeois même, qu'elle a étudiés tant qu'elle a fini par ingérér,- leurs comportements, leurs coutumes, leurs moeurs, leur sève.  

C'est une histoire de lutte de classes, de la haine de soi à la haine de l'autre,

"Le cul entre deux chaises, ça pousse à la haine. Il fallait bien choisir."
La fille ingrate, la fille rebelle, celle qui ne ressemble plus à ses parents, qui l'ont poussée pourtant à s'instruire, lui donnant les armes pour justement déconstruire leur image et leur langage.
Elle revient au langage de ses parents pourtant, le langage prolo, populo, de bourg, elle en revient pour parler de sa souffrance, de l'avortement, de la manière avec laquelle la faiseuse d'anges la charcute et du sang qui coule. Pour parler crument, elle a besoin de se défaire de Bossuet, Boileau et autres faiseurs de mots qui s'énoncent clairement. Alors, elle nous parle de quat'sous, de dégueulbif et de piaule. Les phrases sont saccadées, les mots crachés littéralement, on se sent mitraillés.

Mais c'est aussi une chronique de la solitude, la solitude des femmes face à leurs corps. Ce corps qui pèse lourd, qui s'alourdit, se transforme, se vide de son sang, et ce sang, que l'on veut cacher car on ne saurait le voir.
Angoisse toujours vraie. Cette angoisse qu'elles partagent, ces femmes, à la fin du mois, dans l'attente, je suis enceinte, je ne suis pas enceinte, j'ai mal à la tête, c'est un symptôme ? La terreur de doctissimo et les bouffées de panique. Elles connaissent toutes ça, isolées. Et les rendez-vous gynécologiques et les remarques déplacées et les pressions, vous avez bientôt 30 ans, vous êtes sous pilule depuis 10 ans, vous devriez faire un enfant. Et lors des auscultations, vous semblez tendue, vous n'aimez pas quand quelque chose vous pénètre
Toutes ces phrases, d'un quotidien proche, montre que la sexualité est toujours régie par l'archaïsme, malgré notre civilisation de façade.

Le tout est sulfureux, plein d'images sensuelles et sexuelles. L'ado qui découvre son corps, entre péché et récompense, entre pureté et souillure, dans une certaine mesure, ça peut faire penser au Complexe de Portnoy. Faut dire que c'est un peu le même décor, famille modeste, plutôt conservatrice et la sexualité y est aussi interdite que souillée. Sauf que là où Roth fait rire, Annie Ernaux elle, dresse un tableau des plus sombres. En y réfléchissant, c'est peut-être là l'une des choses qui distinguent le roman américain du roman français.

Sur la quatrième de couverture de l'édition que j'ai eue entre les mains, ils ont choisi les termes "roman âpre, pulpeux", c'est exactement cela. Rien de plus, rien de moins.

dimanche, janvier 15, 2017

Dans le jardin de l'ogre -- Leïla Sleimani


Cela fait plusieurs mois que je n'ai rien publié. Je saisis cette nouvelle occasion d'écrire, ayant terminé la lecture d'un autre livre aujourd'hui. Ce n'est pas le meilleur livre que j'ai lu ces derniers temps mais disons que les mots pour rompre un silence ne sont jamais évidents, et qu'il faut bien reprendre quelque part. 


Dans le jardin de l'ogre, est le roman de l'obsession sexuelle. De la maladie communément et phallocratiquement appelée nymphomanie. Adèle, mariée et jeune mère, ne vit qu'à travers ses pulsions envers d'autres corps, d'autres sueurs, d'autres hommes. Une vraie camée.
Le roman se compose en deux parties, tout d'abord, on suit les excentricités de cette jeune femme jusqu'à ce qu'elle touche le fond des Enfers, puis ses deux vies se rejoignent et on a alors le point de vue de son mari, qui par-delà sa propre souffrance, essaye de guérir sa femme.  

Adèle, c'est un des autres noms que l'on cherche à donner au néant de l'existence, à la vanité des choses, à la bourgeoisie de notre condition - et puis il y a quelque chose de féministe, dans ce tableau de la misère des épouses d'hommes à statut social et à haut pouvoir d'achat. Adèle pourrait tout à fait être une Emma, un peu plus sale, un peu plus vingt-et-uniémiste. 
Elle n'émeut pas autant, cependant. 
Il s'agit du premier roman de Leïla Sleimani, qui a été auréolée du prix Goncourt pour sa Chanson Douce
Je dirai que j'en regrette les facilités mais j'en retiendrai une certaine liberté de ton et quelques beaux passages dans les derniers chapitres. Et puis, le tout est quand même bien ficelé, et a l'avantage de se lire très - trop ?- vite.
Sans en faire un roman de gare, peut très bien accompagner un Paris-Lyon en train.